Dans les coulisses des éditions Several Pictures ... discussion avec Alec Séverin, le 28 avril 2006

Alec Séverin - couverture de Don't be afraid
Alec Séverin, « Don’t be afraid » que vous venez de publier est la vingtième publication (un peu plus si l’on compte les différentes versions des ouvrages) des éditions Séveral Pictures, que ressentez vous à la vue de ce chiffre impressionnant pour un éditeur indépendant ?
Ca m’épate … Les éditeurs m’ont souvent affirmé, il y a des années, que non seulement je ne rentabilisais même pas ce qu’ils investissaient, mais que l’édition d’ouvrages qui ne sont ni des livres d’art à proprement parler, ni des albums de bandes dessinées, est un concept invendable.
… Oui, je suis probablement une plaie dans le domaine de l’édition classique, mais voilà, on ne parlait pas à l’époque d’autres auteurs que Brétecher, Azara ou Schetter qui aient tenté (il me semble sans aide financière culturelle ou autre) de gérer, par eux-mêmes, entièrement leur œuvre … De plus, dans mon cas, c’est de la micro-édition … qui me permet de survivre …

Revenons à la création des éditions Séveral Pictures, en quelle année les avez vous créées et pour quelle raison ?
Après association avec les Editions Héliode, les Editions Claude Lefrancq ont été revendues à « un monsieur pas très correct », qui avait probablement d’autres intentions que celle de publier des auteurs de la maison… J’ai tenté de servir d’intermédiaire en proposant la série « Harry » dont j’avais dessiné le 2ème tome (La Conquête) à d’autres éditeurs, mais « le monsieur pas très correct » demandait trop d’argent et dégoûtait tout le monde … Je ne remercierai jamais assez Maître Vinçotte et la Sofam de m’avoir aidé à récupérer (et ce fut long…) tous les droits de ma série au bout de 2 ans. Durant ces 2 mêmes années, j’ai dessiné mes rêves d’aventures sous forme d’illustrations, fausses couvertures d’albums et autres … « L’univers de Harry » avais pris forme et à la date du 17 octobre 1999, il m’appartenait à nouveau entièrement … Le 27 du même mois, je devenais le 8816ème éditeur belge.

Le passé d’éditeur de votre famille (et notamment la branche Holme avec la revue The Studio : voir la biographie sur ce site), vous a-t-il aidé dans l’élaboration de ce projet ?
Franchement, celui qui baigne dans un milieu artistique admire ce que son entourage a réalisé et réalise toujours …Mais « éditer des livres » me paraissait ne pas être le travail d’un dessinateur … Les Holme me semblaient être des surhommes à qui tout réussi … Ce n’est qu’il y a quelques temps, qu’en discutant avec mon père et en lisant des archives à ce sujet que je me suis rendu compte que l’édition du « Studio » et de toutes leurs publications commença et perdura comme un challenge … avant tout artistique (et de très bon goût) mais également financier … Ce ne fut pas facile… ! Ceci dit « la fibre » qui tisse tout cela semble familiale.

Le logo actuel a-t-il toujours été identique ou l’avez vous modifié depuis l’origine ? (en off : s’il a été modifié avec vous conserver une impression des précédentes versions ?) Que représente-t-il et l’avez vous élaboré ?
Dès le départ, il y avait différents logo (un petit cow-boy et d’autres) mais il a fallu simplifier la chose car le timbre à sec devait être « lisible », ceci dit, je m’amuse à redessiner, à la main, la mention « Several Pictures » sur chaque publication.

Lorsque vous réalisez un ouvrage, pensez vous aux éventuelles difficultés que vous rencontrerez en tant qu’éditeur ou imprimeur et cela peut-il influencer votre travail d’auteur ? Aimez vous vous proposer des défis sans en connaître le résultat à l’avance ?
J’exécute de nombreuse petites maquettes pour les pliages, les toilages et les emboîtages, mais le type d’impression moderne que j’ai choisi pour les petits tirages est tellement performant, lorsqu’on le maîtrise bien, que je n’ai à me poser des questions que quand je travaille mes scannages. Je ne me remettrai à la presse « à l’ancienne » que pour éditer la suite de « La force de l’éclair », et là il y aura quelques paramètres à prendre en compte … (On m’a proposé une petite presse française tri-chrome des années cinquantes)

Comment se passe votre travail d’imprimeur ? Le réalisez vous intégralement même sur des tirages à plusieurs centaines d’exemplaires ou vous arrive-t-il de le déléguer ?
Lorsque le tirage est censé atteindre plusieurs centaines d’exemplaires, mieux vaut, pour ne pas gaspiller ni encre, ni plaque, ni film, remettre le travail à un imprimeur professionnel … Et Walleyndruk (qui avait déjà imprimé « Bill Cosmos » pour Philippe Flament / Cosmos Comics) en était un ! Ceci dit, je ne me contente pas de signer le « bon à tirer » … je me déplace. Pour ce qui est des petits tirages en couleurs, c’est de la reproduction de très haute qualité, laser, sur des supports permettant l’incrustation de l’encre (ce que beaucoup de livres « dit d’art » imprimés sur papiers couchés ne peuvent pas vous garantir) Cette qualité dépend du chauffage, du pressage et de la durée d’impression (parfois 2 passages valent mieux qu’un, alors, bonjour les repérages !…).

Pouvez vous nous décrire le matériel que vous utilisez pour imprimer vos œuvres ? Vos techniques ont-elles évoluées depuis la création des éditions Séveral Pictures ?
J’emploie le meilleur support papier en rapport avec le type d’impression. Celui utilisé pour la 1ère partie de « La force de l’éclair » est unique dans la fabrication d’un album de BD. C’est un couché qui a nécessité plusieurs jours de séchage de l’encre, et une finition au verni pour chaque page … Mais l’imprimeur a joué le jeu et nous avons partagé la fierté du résultat … « Strange days » et « Allan Dwan » ont des illustrations en couleur dont l’impression laser a demandé de nombreux essais d’étalonnage … Le tout est imprimé très lentement et à une très haute température. Les pages en noir et blanc sont volontairement sous-exposées à la manière d’un vieux fanzine des années 60. C’est le résultat qui compte … si je veux un rendu plus « cheap » style vieux fascicule, j’imprimerai sur du papier toilette un peu plus épais, il m’arrive également de rajouter quelques petites touches de couleurs au sein des albums et portfolios déjà imprimés …

Y a-t-il certaines de vos réalisations que vous préférez ?
J’en suis très heureux, je les ai toutes réalisées exactement telles que je les voulais. Pour tout ce qui est « très petit tirage », j’ai l’impression que c’est un ensemble de petits trésors, sachant la somme de travail, les nuits sans sommeil et l’affection que je mets dans leur confection. Le format un peu spécial du « Don’t be afraid », par exemple, a nécessité que je découpe, à la main, de gigantesques feuilles de papier couleur ivoire avant de les plier et de les relier … Débarrassant la table de travail chaque fois que mes filles devaient y faire leur devoirs, il me fallait faire très attention à la manipulation, à plat, de ces grandes pièces. … La dernière réalisation en date est toujours celle que je préfère durant quelques temps, ensuite elle rejoint « la manne aux trésors ».

A l’inverse avez vous des regrets sur certaines ?
Des petits détails sans grande gravité :
La couleur du papier de l’album « A propos de Harry 1 » n’est pas celui que l’imprimeur m’avait promis … Il y a eu une erreur (j’ai hérité d’un stock de papier qui avait dû servir au couvertures du « Lagon aux requins » qui devait être à l’origine imprimé chez Walleyndruk), c’est pourquoi nous avons conçu une jaquette de papier calque teinté (mais le fond initialement prévu était ocre). Un petit défaut de coupe en ce qui concerne les photos qui constituent « Harry the movie » (chacun devait être bordée de blanc, comme les photos de démonstration à la devanture des cinémas …)

Pourquoi est si important de maîtriser la réalisation de A à Z des vos œuvres ? Est-ce un désir d’indépendance ? Une défiance vis à vis des autres éditeurs ?
Parlons un peu de technique : vous devriez constater par vous-même les dégâts qu’ont subit à la reproduction les couleurs initiales de « La machine à explorer le temps » et d’ « Urkanika » …Des bleus profonds qui deviennent des mauves ou des verts, du vermillon devient carmin, un subtil ton « chair » devenant du « rose bonbon ». La curieuse sensation d’une dominante jaune dans toutes les couleurs d’ « Urkanika » est due au fait qu’il y a eu une saturation sur la machine utilisée chez Proost …L’album a été imprimé à la suite d’un retirages du « 13 est au départ » (de J. Graton) ; « Urkanika » a donc hérité du jaune de son prédécesseur … Vive la production industrielle !
Ce que j’ai dû me battre pour imposer mes lettrages, mes mises en page de couverture en ce qui concerne les éditions définitives des 2 titres précités … Le tirage de tête d’« Urkanika » était toilé mais n’était même pas relié au fil, ce n’était pas sérieux … Ne croyez surtout pas que j’aie jamais avalisé le lettrage et la maquette de la couverture de l’album « Lisette » … Son éditeur se rappellera peut-être que, placé devant le fait que l’album était déjà imprimé totalement et donc dans l’impossibilité de changer quoique ce soit à la maquette mal fichue que l’on me mettait devant les yeux, je lui ai dit sans ambages ce que je pensais du bonhomme qui s’était permis de ne pas tenir compte de la pré-maquette et du lettrage initial que j’avais établi.
(le « dos » de l’album devait simuler un toilage à l’ancienne et le titre de Lisette, ainsi que le nom de l’auteur avait été dessinés « à la ronde » et calibrés sur calque de façon à rendre hommage à l’hebdomadaire « Lisette » de nos mamans …)
De plus le type s’était allégué le droit de mentionner sa part de travail sur la page du copyright … Il signait donc son œuvre … Je ne veux plus voir cet album …
Depuis une vingtaine d'années, beaucoup d’éditeurs semblent estimer les dessinateurs inaptes à savoir mettre en page les couvertures de leurs albums, l’utilisation de l’ordinateur est devenue le système des pseudo-maquettistes, des pseudo-lettreurs, et de ceux qui croient « moderniser » l’art de la belle couverture, je pense que leur démarche est aussi vaine que celle des pseudo- designers qui tentent de dessiner des voitures plus belles que celles produites entre les années 30 et 60 …
Le meilleur a été fait ! Calibrer simplement un beau lettrage fait à la main digne, sur une belle illus !
Ces titres en relief, ou en léger flou artistique, le logo « Aire-libre » (argh !), ces essais d’illusion tridimensionnelle, ces essais « d’unité de collection », quels que soient le styles graphiques qui y cohabitent, ces agrandissements outranciers de détails sans intérêt ornant des pages de garde, … comparez cela avec un lettrage fait à la main, celui de Jijé, des pages de garde de vieux albums de « Spirou et Fantasio » de Franquin, les couleurs sans « tape-à-l’œil » et si équilibrées et évocatrices des couvertures de Jacobs (…), les vieux albums bi chromes américains ; ce n’est pas de la nostalgie que d’aimer ces choses-là, c’est tout simplement estimer qu’elles sont fondamentalement belles ; Y. Chaland ou Etienne Robial s’étaient souvenus de leurs qualités réelles … Et bien d’autres partagent ce point de vue… Mes modestes productions sont très loin d’être aussi belles que celles des gens précités, mais j’ose croire qu’elles ont au moins un mérite, celui d’avoir été conçues simplement et presque entièrement par une seule et même personne (qui même si elle se trompe complètement, le fait sans compromission).
Voilà en quelques mots pourquoi je m’auto-édite …
Euh, ça va ? … c’est un peu franc, non ?

Quelles techniques utilisez vous pour rendre vos couleurs le plus proche possible de vos œuvres originales ?
En ce qui concerne les albums imprimés par Walleyndruk, nous avons beaucoup travaillé la photogravure des hors-texte et couvertures, le rendu est très très proche de l’original, sinon j’étalonne mes couleurs par rapport à la gamme pantone, puis je procède à des essais d’impression sur mon étalonnage, jusqu’à ce que j’arrive à ce qu’il y a de plus proche de l’original. C’est un système digital qui permet un rendu duveteux, ou un rendu plus dur du trait qui rend presque à l’identique le trait initial, pinceau, crayon, etc… Mais je ne travaille pas sur écran, uniquement sur impression.

Quelles techniques n’avez vous pas encore utiliser en tant qu’éditeur et que vous souhaitez utiliser dans l’avenir ?
De nouvelles techniques arrivent, mais j’aimerais utiliser une petite presse classique pour le n/blanc en ce qui concerne l’impression de mes bandes dessinées (car ce sont les seuls tirages pour lesquels je peux rentabiliser la photogravure à l’ancienne).
J’ai remarqué dans la petite ville qui jouxte Hannonsart, une très belle machine allemande qui me fait les yeux doux …
Pour les illustrations couleurs, je dois passer par le procédé « du copieur » , mais en utilisant la plus haute catégorie de support papier.

Y a t il des techniques d’impression que vous n’utiliserez jamais ?
Il y a quelques années, je ne jurais que par « l’impression à l’ancienne », mais il faut se rendre compte que certaines photocopieuses très bien réglées (point de vue timming d’impression entre autre), en utilisant les papiers et cartons adéquats, vous permettent d’obtenir une impression plus belle et plus précise (surtout en ce qui concerne des petits tirages) que ce que pourrait vous procurer une impression classique. Il faut y consacrer pas mal de temps, faire beaucoup d’essais, mais ensuite, le travail terminé confond certains imprimeurs professionnels, qui m’avouent ne pas pouvoir arriver à un si beau résultat.
Toutes les techniques sont intéressantes … Je rêve de publier mes dessins en héliogravure, bien sûr, mais beaucoup de types d’impression sont inabordables.

Avez vous envisagé de publier d’autres auteurs ?
Envisagé, oui … Certaines parties de l’œuvre de Frank Godwin que nous ne connaissons pas en français, notamment. Mais cela demande pas mal de travail et de démarches pour obtenir des documents convenables et il y aurait des droits à payer … au syndicate. Il serait assez amusant de mettre un certain tonus dans les dialogues de sa série « Connie » en les traduisant, en les modernisant un peu. J’ai déjà tenté de le faire à partir de copies anciennes et cela devient, je pense, très très épatant à lire.

Les éditions vous servent pour le concept varié du monde d’Harry, y voyez vous des limites, et pouvez vous nous en dire plus sur vos prochaines expérimentations ?
… Point de limite pour les braves !
Après la fin de l’épisode « La force de l’éclair », attendez-vous à ouvrir de grands yeux lorsque les « Pulp’s » Harry vont arriver !

Si aujourd’hui, vous deviez recréer les éditions Séveral Pictures, compte tenu de votre expérience le referiez-vous ?
C‘est le seul plaisir personnel, égoïste, égocentrique, excentrique et profondément graphique que je me sois permis et que je me permette encore … et même si chaque ouvrage me fatigue énormément de la conception à la distribution .. le fait de le rentabiliser et même, d’en tirer, parfois, un certain bénéfice matériel (je ne compte jamais ce que me coûterait le temps passé sur l’iconographie, à la reliure et pour le reste …) me permet de penser que tout cela valait la peine d’être expérimenté (le côté gestion financière demande à mon petit cerveau ramolli une rigueur qui n’a rien d’artistique, par contre).

Propos d'Alec Séverin, sur des questions d'Alban Jarry (un grand merci à Colin pour sa retransciption et à Coacho pour ses relectures).

Logo Several Pictures par Alec Severin
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